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L’assassinat d’un poète

Dans une émission de France Culture du 28 octobre 1993, un extrait de « Mon Pouchkine » est lu. Cela parle d’un tableau représentant le duel entre d’Anthès et Pouchkine, le poète national russe, défendant son honneur. En effet, le premier courtisait assidûment la femme du poète, qui n’était d’ailleurs pas insensible.
Dans cet extrait, les yeux d’enfant de l’auteure voient alors le poète, tel qu’il est, c’est à dire viscéral en tout. C’est ce qui m’a profondément émue.

« Dans la chambre rouge, une armoire mystérieuse. Mais avant l’armoire mystérieuse, autre chose, un tableau, dans la chambre de ma mère : « le duel ». La neige, les branches noires des arbustes, deux hommes tout noirs qui en raccompagnent un troisième (ils l’ont pris sous les aisselles, jusqu’au traîneau), et un autre encore, de dos, qui s’en va. Pouchkine, celui qu’on emmène. D’Anthès, celui qui s’en va. (…) il l’a tué à coup de pistolet dans le ventre. J’avais trois ans. Je comprenais que le poète a un ventre et, je pense à tous les poètes que j’ai pu connaître, ce ventre qui est souvent mal nourrit et dans lequel on a tué Pouchkine. Je ne m’en souciais pas moins que de son âme. Le duel de Pouchkine a fait naître en moi la soeur, je dirai plus qu’il y a quelque chose de sacré pour moi dans le mot « ventre ». Même le plus simple « mal au ventre » m’emplit d’une compassion bouleversée qu’exclut tout humour. Ce coup de feu, c’est nous tous qu’il a blessés au ventre. »

Marina Tsvetaïeva, « Mon Pouchkine »
Ce duel blessa Pouchkine à mort. Deux jours d’agonie auront raison de lui.

Dans cet extrait, je retrouve la même blessure dont elle parle. Lorsque je sais qu’un poète est mort d’une balle dans le front comme Charles Péguy, en moi pleure une soeur qui, étrangement, savait tout du génie que l’on a assassiné. On dépossède alors le monde d’un trésor dans lequel tous peuvent puiser. Ce poète qui rejoint la mort malgré lui, le silence, le froid, qui nous offre l’absence, endeuillant tout jusqu’à notre propre fin. On n’aimait pas que sa poésie, on aimait ce qu’il était, son étrangeté, comment il voyait les choses, sa façon unique de les écrire, son gosier d’encre plein de rimes éclatantes. C’est un être fabuleux qu’il nous est donné de voir, de côtoyer, parfois même, d’aimer.

L’assassinat d’un poète est une atrocité pour mon esprit. C’est le massacre du sacré. Et lorsqu’il est tué à la guerre, chair à canon vibrante d’innocence, il me semble que cela pèse sur le monde entier comme une sorte de malédiction. C’est un messager des anges auquel on a arraché les ailes, mutilé la passion. J’en pleure continuellement, à l’intérieur. Chaque soupir tu est un mot silencieux qui s’envole de l’esprit pour retomber aussitôt à terre. Un mot qui murmure le cri des Muses horrifiées, qui pleure le chagrin des amantes inconsolées. L’ignorant le foule du pied.

Il est des poètes qui, comme Arthur Rimbaud, assassinent le poète en eux, sachant qu’il ne pourra être fait de retour en arrière. Il écrira six ans puis arrêtera à 19 ans, disant simplement que son passé fut une énorme fumisterie. Il ne reviendra plus jamais au pays des vers. Lorsque le poète assassine ce qu’il est, ce n’est pas par le suicide, mais par les mots, qu’il taille habilement, pour ne pas manquer de faire taire celui qu’il ne veut plus entendre. Certains le font parce qu’ils n’ont plus rien à dire, dans ce cas le poète meurt de faim en une geôle ventriculaire, d’autres le tuent sur un coup de folie.

Cependant, je respecte et comprends le poète suicidé. Comme Romain Gary, cela peut être l’achèvement d’une oeuvre. Pour Léon Deubel, c’est l’échappatoire, la délivrance. Pour Thomas Chatterton, le choix le plus judicieux face à la faim… Ces destinées tragiques peuvent être vues comme un assassinat contre soi, mais selon moi cela rejoint l’expression poétique, la décision de subir ou non, encore et encore, le tranchant de la réalité.

Le poète est détenteur du sacré. Lui seul sait sans savoir, et tous savent mais le reconnaissent trop tard. Le ventre du poète et le monde qui y naît, les guerres qui s’y livrent, le vide qu’y creuse l’ennui, la mélancolie. Le poète est d’Ailleurs, race triste sous le sourire, virtuose des mots, jongleur de métaphores ! Le poète est Ailleurs, incarnation d’un autre monde, toujours en errance. Et s’il meurt de sa bonne mort, dans l’aisance ou la pauvreté, apaisé ou tourmenté par la maladie, il aura alors suivi le flux, le flot de la vie, consommant l’encre jusqu’à la dernière goutte permise par Dieu.

Au dernier soupir, l’homme se soumet au poète, et le poète emporte l’esprit.

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